Souvenirs d'une enfance menée pendant la guerre : Annie THILL-BACK, novembre 1999

Ce document appartient à la famille BACK et leurs descendants. Il ne doit faire l'objet d'aucune copie ou d'autre relevage sans leur expresse autorisation.

A V A N T - P R O P O S

Cette interview a eu lieu jeudi, le 11 novembre 1999 à Pagny-la-Blanche-Côte (Meuse) alors que ses petits enfants étaient venus d'Amérique lui rendre une visite de quinze jours. Ce jour-là, la famille a pu aller jusqu'à Abainville dans la Meuse et, grâce à une légère ruse, rentrer dans l'ancien domaine de feu le père de Mme BACK pour visiter, photographier et filmer les lieux, hormis le château lui-même, alors que ceux-ci étaient en vente. Présents ce jour-là étaient : son mari, M. Victor BACK, ses petits enfants, Russell Victor et Thierry Daniel BATEMAN, sa fille Francine et le mari de celle-ci, Bruno, ansi que Russell BATEMAN, ex-gendre de Mme BACK. Cette interview a été menée par M. BATEMAN au profit de la famille BACK et les petits enfants BATEMAN.
L'annonce de vente du château
L'annonce de vente du domaine qui appartenait anciennement à la famille THILL.

Nota bene : Des cartes et les indications géographiques qui relèvent de cette interview se trouvent à la fin.

Il faut sans doute comprendre que Mme BACK et sa famille parlait surtout le luxembourgeois car son père était luxembourgeois. Sa mère était alsacienne. Les deux parlaient donc une langue germanique en plus du français voire même de préférence à l'époque et à l'endroit. Bien qu'elle épousât aussi un Luxembourgeois plus tard, elle a refusé d'apprendre cette langue à ses enfants. C'était aussi l'expérience des familles des nombreux frères et soeurs de son mari : le luxembourgeois s'est éteint chez eux. Certains disent que c'est « comme ça », d'autres que c'est à cause de la guerre, parce que cela ressemblait trop à l'allemand.

Avant de commencer, il serait néanmoins utile d'observer que Mme BACK connaît bien des Allemands aujourd'hui et qu'elle ne conserve pas de rancœur à l'égard de ceux-ci qui ne lui ont fait aucun mal.

Le récit de Mme BACK:

Je suis née le 18 janvier 1933. J'avais donc six ans en 1939 quand un matin je me suis reveillée et j'ai entendu ma mère pleurer et crier en disant : « C'est la mobilisation générale. Mes frères vont tous partir à la guerre ! » A cette époch, nous habitions au val d'Ornain à Abainville. J'étais une petite fille de six ans, insouciante. Nous avions une belle maison dans une propriété. Mon père m'emmenait faire de la barque. J'avais un cheval qui s'appellait Narcisse.
L'avant du château
Voici l'avant de la maison. La façade n'est pas loin de la muraille de pierre. On voit mal la propriété parce que la muraille fait deux mètres de haut.

Voici l'arrière de la maison qui donne sur les parcs, l'étang, la rivière et les bois. L'annonce ne tient pas compte du sous-sol visible sur cette photo.
L'arrièrre du château

Brutalement, tout a changé. Mes oncles sont partis à la guerre. Les gens étaient nerveux, parlaient de choses que je ne comprenais même pas parce qu'à cette époque-là le mot « guerre », je ne savais pas du tout ce que cela voulait dire. Les gens parlaient autour de moi d'horreurs.

C'était la famine qui s'installait petit à petit. Rapidement, tout a changé. Les Allemands et les Italiens ont commencé à bombarder. Moi, de mon côté, je commençais à comprendre ce que voulait dire le mot « guerre ».

Des réfugiés passaient chaque jour auprès de chez nous avec des chariots chargés de paquetages, de cartons, de paquets. Quand mon père leur demandait : « Où allez-vous ? » Et bien, ils ne connaissaient même pas leur destination. Ils partaient comme ça à l'aventure.

Et puis, tout a été très vite et mon père a décidé également de partir. Il a attelé des chevaux et on a chargé quelques meubles. Quelques personnes âgées du voisinage nous accompagnaient et nous sommes partis.

A un certain endroit, nous avons été mitraillés par les avions Italiens qui piquaient directement sur nous—sur les réfugiés. Aux bords des routes il y avait déjà des cadavres de vaches gonflées, de chevaux, de chiens, des gens qui avaient été blessés aussi. Il n'y avait même plus de médecins pour les soigner.

Ma tante, qui était enceinte, qui nous accompagnait, a été blessée aussi et elle perdait du sang, du sang, du sang. A ce moment-là, mon père a dit : « Je fais demi-tour ; ce n'est pas la peine de continuer. Je préfère mourir chez moi plutôt que sur la route. » Et on a fait demi-tour.

En ce moment-là, on n'a quand-même pas été se réfugier dans notre maison, mais on est allés se cacher dans notre propriété dans une champignonière très grande. Certains habitants de la cité qui se trouve juste à côté sont venus aussi se cacher chez nous. Je me souviens que mes parents ont apporté mon petit lit à barreaux et je couchais dans mon petit lit à barreaux dans la champignonière.

Mais, on avait faim. On avait très faim et on n'avait pas grand'chose pour se nourrir.

Les bombes pleuvaient autour de nous. Vingt quatre bombes sont tombées autour de notre propriété, mais les Allemands n'ont jamais atteint leur but qui était la ligne stratégique qui traversait la propriété.

Interlocuteur : C'est-à-dire la ligne Maginot ?

Mme BACK : Je ne sais pas. Les gens appelaient cela « la ligne stratégique  » et je ne sais pas ce que cela voulait dire. Je ne le sais encore pas aujourd'hui et on la voit encore. Il n'y a plus de rails, mais elle existe encore. Mais, ils voulaient détruire cette ligne qu'ils appelaient la ligne stratégique et ils n'ont jamais réussi à l'atteindre.

Note de l'interlocuteur : En effect, Abainville est loin de la ligne Maginot. Après l'avoir vue, je pense maintenant qu'il s'agissait d'un chemin de fer dissimulé que l'armée française a construit pour acheminer des vives et des armes.

En ce qui me concerne, j'avais très faim. Un jour, sous les bombes, je me souviens que je me suis sauvée de la champignonière jusqu'au jardin pour manger des fraises. J'entendais ma mère qui hurlait et qui m'appelait partout et moi, je ne répondais pas. J'ai continué à manger les fraises et les bombes tombaient, mais j'ai continué à manger les fraises parce que j'avais faim. Cela je me le suis toujours rappelé parce que je l'entendais crier, hurler, m'appeler, mais moi j'avais tellement faim que je continuais à manger les fraises.

Puis, un jour les Allemands sont arrivés. Nous sommes allés [c'est-à-dire] j'ai accompagné mon père au village—les réfugiés n'étaient pas rentrés. Les maisons étaient donc vides et elles ont été pillées : j'ai vu les Allemands jeter les meubles par les fenêtres, [les] casser et j'ai vu au milieu de tout ce fracas de planches, de meubles, de vitres cassés des soldats allemands qui couraient de tous les côtés qui hurlaient des mots que je ne comprennais pas très bien. J'en ai vu un monté sur le petit vélo de mon meilleur copin de l'école et il s'amusait à faire le pitre avec le vélo. Cela m'a marquée parce que j'aimais bien ce copin et moi aussi je jouais avec lui sur ce vélo et je voyais cet Allemand sur ce vélo faire le pitre.

Rapidement, les Allemands se sont installés et ils ont perquisitioné et réquisitioné toutes les nourritures qui existaient dans les réserves que ce soit les conserves, le blé ou les animaux. Chez nous ils ont réquisitioné tous les troupeaux [et ceux-ci] ont été abattus pour l'armée allemande.

Alors, on a vu tout partir et à cette époque-là mon père avait toujours en moyen sept cent moutons, mais tous les moutons sont partis, pas en même temps, mais ils sont venus régulièrement les chercher et on n'avait pas le droit de tuer un animal—tout était compté.

C'est comme ça que progressivement tout le cheptel est parti. A la fin, il restait deux chevaux, mais des chevaux qui étaient très vieux. Un jour à midi, comme tout le monde avait fini de manger, mais tout le monde était à table, puis moi j'avais fini, je me suis sauvée pour aller dehors. Au bout de l'allée j'ai vu des Allemands avec les chevaux. Alors je suis rentrée, j'ai dit à mes parents : « Mais, ils sont en train de prendre les deux derniers chevaux. » Alors ma mère qui était près de la porte, elle a couru au-devant d'eux et elle leur a dit : «  Mais enfin il ne reste plus que ça et vous allez nous les prendre aussi et nous n'avons même plus un oeuf ! » qu'elle leur a dit. Il y en a un qui a sort son révolver et le lui a mis à la tempe. Alors ma mère lui a dit en allemand : « Si vous avez le courage d'abattre une femme sans défense » qu'elle a dit « alors, allez-y ! » Alors, il a rengainé. J'ai eu très peur moi : j'étais à côté !

On vivait nous ici dans l'est où il y avait particulièrement beaucoup de SS. Beaucoup plus qu'ailleurs et je ne sais pas pourquoi, on a pensé que c'était peut-être parce qu'on était aux frontières. Là ils ont commencé petit à petit à réquisitionner toutes les plus belles maisons, ce qu'il y avait de mieux—les plus belles propriétés. Comme mon père était luxembourgeois, il était visé, comme les Alsaciens, beaucoup plus que les autres. Alors un jour ils sont arrivés et ils se sont installés—d'abord, c'étaient des militaires. . . comme ça avec leur paquetages dans la propriété :pas à l'extérieur, dedans. Chaque matin quand je partais pour l'école, j'étais obligée de traverser les soldats qui étaient couchés d'une côté et qui étaient couchés de l'autre, j'ai été un peu plus loin et j'ai été obligée de traverser, pour aller à l'école, tous ces militaires. Au milieu, contre les troènes, il y avait un grand portrait d'Hitler. Moi, en ce moment-là, j'avais déjà commencé à comprendre ce que c'étaient les Allemands. Je me dis que c'est des bestioles ces hommes-là ; ils sont mauvais. Je commençais à voir clair, à comprendre la guerre, à comprendre ce qui se passait. Donc, je ne les aimais pas et Hitler, mon père m'en avait parlé. Alors il y avait ce grand portrait. Un jour un militaire m'attrape et me dit : « Tu connais celui-là ? »

      J'ai dit : « non ! » (Je le connaissais mais j'ai tenu tête.)

      Il me dit : « Tu connais celui-là ? »

      —Non !

Trois fois il m'a posé la question. Et j'ai dit : « Non. Je ne le connais pas. »

      —Et bien maintenant tu vas savoir que c'est Adolphe Hitler, notre Führer. »

      J'avais l'air de dire : « Mais qu'est-ce que j'en ai à faire ? »

Et puis un peu plus loin, il y en avait un autre qui m'a pris sur ces genoux—le temps que je passais dans l'allée pour aller à l'école—il m'a prise sur ses genoux, il m'a regardée et il m'a dit : « J'ai une petite fille comme toi chez moi aussi. » Donc, celui-là, ce n'était pas un vrai.

Après cela ils sont partis et ils sont venus dire à mon père : « Et bien, voilà, vous allez partir travailler sur une de nos fermes et nous, on va installer la commandanture ici. » Mon père s'est révolté et il a dit : « Non, ce n'est pas possible. Je suis chez moi. . . »—enfin, bref je ne sais pas trop ce qu'il dit, mais toujours est-il qu'ils lui ont répondu : « Et bien si vous refusez, on vous envoie avec vingt cinq kilos en Sibérie. » Alors, c'est comme ça qu'on a été donc chassés de la maison. Ils nous ont envoyés à Amanty—ce n'est pas loin de là—sur une féculerie où il y avait des Allemands, des Polonais qu'ils ont ramené par un wagon de Pologne. Ils travaillaient là.

Je vois encore, au bout de l'allée, notre chariot avec nos meubles chargés pour partir à Amanty. Je les vois encore.

D'Amanty après six semaines, ils nous ont envoyés à Vacon sur une ferme qu'ils avaient réquisitionné à un juif. Là ils avaient laissé tout le cheptel. Il y avaient au moins deux cent Polonais qui sont arrivé par wagon de Pologne —pied nu—dont une vielle grand-mère de quatre-vingt six ans qu'on a obligée à aller tous les jours dans les champs avec tous les autres (elle était obligé de passer devant chez nous). Il y avait aussi une famille polonaise qui s'appelait MACHEVKA qui avait beaucoup d'enfants—et [les Allemands] ont ramené cette famille parmi tous les autres jusqu'à Hérouville par train. Ils étaient tellement nombreux, ces Polonais, qu'ils les ont obligés à passer sur les rails plutôt que de prendre le tunnel. Cette femme avec ses huit enfants et son mari ne voulaient pas passer. Cela, mon père l'a vu. Il y a un Allemand qui dit : « Allez, allez ! » Il les a attrapés, ils les a poussés et au même moment un train est arrivé et a fauché sa main. Mon père l'a vu, ça. Et cette famille, MARCHEVKA, est venu là à Vacon. Elle s'est retrouvée donc parmi ces SS et ces Allemands avec ses huit enfants—plus de mari, plus de rien dans une maison où ils logeaient quatre ou cinq familles (ils ont logé quatre ou cinq familles par baraque).

Je me souviens que mon père, petit-à-petit, là à Vacon, il avait des ideés de vengeance sur les Allemands : c'est normal. Et puis, il n'était pas bête. Alors lui, et mon autre oncle, Henri, ils ont commencé à préparer quelque chose. Il a réussi, lui qui parlait bien l'allemand—ils parlaient bien tous les deux—à obtenir la confiance des Allemands qui étaient là. Il y en avait un surtout—je m'en souviens très bien—qu'il s'appelait EICHMEYER et qui avait une plume sur le chapeau (nous, les enfants, on l'appelait « plumé »). Et mon père a réussi à avoir sa confiance et donc, au lieu de travailler, il a réussi à travailler avec lui au bureau, à distribuer les aliments aux Polonais sur la ferme. A cette famille, MARCHEVKA il donnait toujours un peu plus. Il les aidait, mais il a pris de gros risques parce que, petit à petit (à moi il ne me l'a jamais dit ; je ne l'ai jamais su, mais je l'ai su après par ma mère), il avait réussi à intégrer la Résistance avec mon oncle.

Donc, la nuit—je ne savais pas pourquoi mon père n'était jamais là—il était dans les bois et puis dans la journée il était à la ferme avec les Allemands. Il jouait donc un double jeu : ils faisait sauter des lignes de chemin de fer, il faisait sauter des ponts, beaucoup de choses—je n'ai jamais su quoi.
Le viaduct de chemin de fer
Voici, non loin d'Abainville et vu de la route de Rozières, le viaduct de chemin de fer que le père et l'oncle de Mme BACK ont dynamité. On croyait que les Nazis expédiaient des Juifs et autres condamnés vers les camps au moyen de ce chemin de fer.

Une fois je me souviens que j'ai été avec lui, c'était en pleine nuit, et j'ai montré à Papa [son Mari, Victor BACK] il n'y a pas longtemps, la lucarne d'un grenier là-bas à Vacon, et je lui ai dit : « Tu vois, c'est là que j'étais postée avec mon père » [un grenier] qui donnait juste en face d'une route. J'étais là avec mon père—il me traitait quelque fois comme un garçon parce qu'il n'en avait pas. Et, il y avait un fusil là avec une lunette. Il me dit : « Regarde voir dans cette lunette, tu vas voir quelqu'un arriver au bout du chemin. » Les Allemands ne savaient pas qu'il était armé. Je regarde dans la lunette et, comme je détestais les Allemands, il y avait un Allemand au bout, là. Et je lui ai dit : « Je vois. C'est un Allemand là. Qu'est-ce que je fais ? Je tire ? » « Ah non, ne leur fais pas ça  » qu'il dit. Mais pourquoi est-ce qu'il était là, pourquoi est-ce qu'il surveillait cet Allemand ? Je ne le savais pas, mais il y avait sûrement une raison. Au moment, il a dû avoir peur parce que j'étais capable de tirer—je les détestait déjà à cette époque-là.

Et bien, la nuit mon père n'était jamais là. EICHMEYER avait confiance en lui, il venait souvent chez nous. Il apportait ce qu'il fallait pour que ma mère lui fasse des gauffres. . . Bon, il avait réussi à ce niveau-là, quoi. Alors, si tu veux, il y avait, en France, la Résistance qui travaillait vraiment pour la France. Il y avait aussi un group—il y en avait beaucoup ici—qu'on appelait les maquisards. Ceux-là, ils étaient dans le maquis avec un fusil de chasse. S'il y a eu Oradour-sur-Glâne, s'il y a eu Rozières ici qui a entièrement brûlé, c'était à cause d'eux parce que quand les Allemands ont commencé à se replier, il fallait les laisser partir tranquillement. Ces maquisards étaient là derrière les buissons et puis, à Rozières par example, il y avait tout un convoi qui se repliait, puis sur le dernier camion qui était un plateau, il y a avait un Allemand qui était tranquillement assis et qui attendait de repartir. C'est un nommé DEGANT, de Vacon, qui lui a tiré dessus. Ils se sont arrêtés au village suivant, à Rozières, ils ont tout incendié. Ce n'était pas du travail, ce n'était pas ce qu'on demandait.

A cause de ces maquisards qui ont commencé à penser que mon père était un collaborateur parce qu'ils voyaient qu'il était bien avec les Allemands, mais ils ne savaient pas ce qu'il se passait par ailleurs, ça a commencé à être dangereux pour nous aussi. Alors un jour, ce DEGANT est arrivée chez nous, ils étaient deux avec des fusils, disant : « On veut vous parler, il faut sortir. » Mon père a dit : « Non, je ne vous connais pas vous. Si vous voulez, j'appelle la gendarmerie et on va parler ensemble. » C'est là que j'ai appris que mon père était sous la protection de la gendarmerie à cause de ça, parce qu'il était au milieu des Allemands. Mais ce qu'il se passait par ailleurs, personne ne le savait—uniquement les gendarmes. Et là, les gendarmes sont allés voir ce M. DEGANT, et ils l'ont calmé un peu, mais on a eu de la chance. On a eu beaucoup de chance parce que là, ils étaient venus pour abattre mon père. Des années après, bien après la guerre, un jour, ce M. DEGANT, par hasard —c'était la fête à Voids et j'étais une jeune fille de seize ou de dix-sept ans—il vient vers moi et il m'embrasse. Il me dit : « Annie, j'espère que tu ne m'en veuilles plus parce que je ne savais pas ce que faisais ton père. » J'ai dit : « Oui, mais c'était quand-même toute notre famille qui risquait sa vie. » Il a eu les larmes aux yeux puisqu'entre temps il avait perdu sa femme. Mais, [comme tu vois] ces maquisards étaient dangéreux. Ils faisaient n'importe quoi.

Et les Allemands se sont repliés. Le dernier jour, non, c'était deux ou trois jours avant que les Américains n'arrivent : Eichmeyer arrive chez nous et il dit à mon père (parce qu'il est toujours persuadé que mon père était vraiment pour les Allemands) : « Ecoutez, il faut nous suivre avec toute votre famille. Votre vie est en danger ici en France maintenant avec l'aide que vous nous avez apportée. Il faut venir avec nous, il faut que vous veniez en Allemagne. Quittez la France définitivement. » Alors mon père dit : « Bon, bon. Je vais voir ça. » Et puis le dernier jour, il arrive. Ma mère et moi étions toutes seules. Il dit : « Ça y est, vous êtes prêts ? Vous nous suivez ? » Ma mère dit : « Ah non, mon père est tombé très malade là-bas près de Ligny-en-Barrois et il [mon mari] a dû partir là-bas voir ce qui se passe. » Et puis là, il la regarde et il dit : « J'ai compris maintenant. Dans six mois, on sera de retour ! » C'était le « plumé ».

Interlocuteur : EICHMEYER était resté toute la guerre chez vous ?

Mme BACK : A Vacon, oui, tout le temps qu'on était à Vacon. Oui. Il y en avait un autre avec lui aussi, mais mon père avait surtout affaire à lui. Mais, vraiment, il avait eu confiance en mon père. Après ça, trois ou quatre jours, les Américains qui arrivent. Ils se sont arrêtés juste devant chez nous. Mon père est sorti et il connaissait trois ou quatre mots d'Américain. Il y avait bien sûr des gens du village qui étaient là. Et puis il commence à dire trois ou quatre mots d'Américain, et il y des gens du village qui se retournent et qui disaient : « Ben, c'est pas vrai : vous parlez aussi l'Américain ? » (Il ne parlait pas [plus] de quelques mots. Mais, il dit : « Et bien oui, vous voyez ? ») Moi, j'avais un gros bouquet de fleurs que j'avais été chercher au jardin. Je suis allé vers les Américains et je leur ai donné les fleurs. Ils m'ont embrassée et ils m'ont donné du chocolat. Ça faisait des années que je n'avais pas mangé du chocolat. Il était bon ! Voilà.

Interlocuteur : Raconte l'histoire de la petite juive.

Mme BACK : Alors, la petite fille juive. C'était en pleine guerre. On n'était déjà plus au val d'Ornain, on était à Vacon. J'allais à l'école à Voids. C'était ma meilleure copine—petite copine de l'école et elle avait mon âge.

Interlocuteur : Elle s'appelait comment ?

Mme BACK : Je crois que c'était une Sarah ou une Sabrina. C'est l'un des deux : je ne me souviens plus.

Interlocuteur : Et tu ne connaissais pas le nom de famille ?

Mme BACK : Si, c'était KENEL. C'était sa sœur Sabrina. Non, non, c'était Sarah ! A l'époque, c'était jeudi le jour qu'on n'avait pas d'école. Et donc, on jouait tous les jeudi ensembles—on était trois. On se retrouvait tantôt chez l'une tantôt chez l'autre : ça tournait comme ça. Notre autre copine habitait juste en face de l'apartement des juifs. Ce jour-là, on était chez celle-ci [chez la troisième]. C'était une Claudine. On était chez Claudine toutes les trois en face de l'appartement juif. On jouait là et puis d'un seul coup—il y avait une chose qu'on reconnaissait bien, c'étaient les bottes allemandes, dans la rue, n'importe où, on les reconnaissais—on entend monter dans l'escalier. On a jeté un petit coup d'œil et on a vu qui sonnait dans l'appartement des juifs. Alors la maman de Claudine qui était là a compris tout de suite ce qui se passait. On a retenu la petite avec nous. Elle a attendu. Et au moment où les deux SS sont sortis avec les parents, le frère et la sœur de la petite Sarah—c'est normal et c'est un reflex d'enfant qu'elle a eu—elle a ouvert la porte et elle a fait ou elle a voulu dire : « Maman ! », mais la voisine lui a mis la main sur la bouche. Le premier SS était déjà descendu avec un ou deux des parents et le deuxième qui était encore dans la porte l'a vue et la reflex de la voisine et en passant, il lui a fait comme ça [en secouant le doigt vers la voisine]. Il lui a montré du doigt en voulant dire : « Attention à vous, hein ! » Donc, on a supposé après que ce n'était pas un vrai SS. Ils étaient toujours par deux : il y avait le vrai fanatique et puis un autre qui était plus douteux pour eux peut-être. Et cette petite-là, et bien, elle n'a jamais revu ses parents, elle n'a jamais revu son frère et elle n'a jamais revu sa sœur. Elle a été prise en charge par tout le village. Elle est parti de chez elle. Moi, je l'ai vue encore pendant très longtemps jusqu'à ce que je me sois mariée et que je sois partie. Je la rencontrais souvent. Et toutes ses études de médecine ont été payées par le directeur de l'école, M. VACHET. C'était Sarah, je me rappelle maintenant oui.

Interlocuteur : Alors, comment cela se passait-il à l'école parce que'en Lorraine les Allemands n'ont-ils pas imposé l'instruction en Allemand ?

Mme BACK : Non, on est resté français.

Interlocuteur : Les Lorrains sont restés français mais les Alsaciens sont devenus allemands ?

Mme BACK : Oui, chez eux, oui, l'Alsace toujours, mais ici cela ne s'est jamais passé comme ça. On est toujours restés français.

Interlocuteur : Bien que des villages aient eu un nom allemand ici, du moins, beaucoup de villages.

Mme BACK : Oui, mais, on est resté français. Il y a un problème que j'ai eu une fois, c'était à l'école de Vacon, on avait un Christ au dessus du bureau de la maîtresse. Un jour ils arrivent, ils enlèvent le Christ et ils mettent Hitler à la place. Et moi, comme j'étais toujours un peu plus grande que les autres—j'avais toujours la mauvaise place devant—il met le portrait d'Hitler et se retourne et puis comme j'étais la première, il demande « Qui c'est, celui-là ». Alors j'ai recommencé mon truc du château ; j'ai dit «Je ne sais pas »

      —Comment il s'appelle, celui-là ? Tu le connais ?

      —Non !

      —Tu ne le connais pas ?

      —Non !

Paf : deux grandes claques. Oh, j'ai eu les larmes qui coulaient, mais je n'ai jamais dit que c'était Adolphe Hitler, même avec mes larmes. J'ai détesté cela.

Et puis, ils sont partis avec [le son des] bottes dans l'escalier. La maîtresse vient vers moi puis elle m'embrasse et elle me dit « Ben t'as eu du courage. » [Vous vous imaginez : ] Une petite gamine contre un grand avec son collier de cheval, la demie lune et l'imperméable noire : ils m'auraient tuée mais je ne leur aurais pas dit ! So, they left with the usual sound of boots in the stairway. The teacher came to me, hugged me and said, "Well, you were brave." [Can you imagine] a little school girl facing down a big SS with his medaled collar and black overcoat. If they had killed me, I still wouldn't ever had admitted it!

Interlocuteur : En général est-ce qu'ils ont gardé les conseils municipaux, le maire, etc. en place ?

Mme BACK : Oui, sauf que le maire—neuf fois sur dix—c'était la plus belle maison du village et elle était réquisitionnée. Toutes les belles maisons partout dans les villages, partout-partout, ont été réquisitionné pour des gradés. A Vacon, la plus belle maison était réquisitionnée. Je ne sais plus ce qu'il avait comme grade mais c'était un gradé dedans.

On avait un peu plus loin une jeune femme qui était fiancé au moment de la guerre et qui était enceinte. Son fiancé est parti, puis il était prisonnier et elle était là avec son petit garçon ; elle a été obligé d'être la maîtresse de ce gradé. C'était dans la maison du maire. On l'a obligée, hein.

Interlocuteur : Est-ce que la vie de l'Eglise [Catholique] a changé—la messe, les offices, a-t-on laissé les curés tranquilles ?
L'église d'Abainville
Voici l'église d'Abainville où les trois premiers enfants de Mme BACK ont été baptisés. Cette église est bien entretenue et magnifiquement préservée.

Mme BACK : Oui, j'ai même fait ma communion normalement, à Vacon. Rien n'a changé au niveau de l'Eglise—ils n'ont rien changé —simplement qu'on avait des cartes d'alimentation pour se nourrir. Il y avait des travailleurs de force, c'était les hommes. Il y avait les enfants qui touchaient moins. Moi j'ai été J1 puis j'ai été J3 après que la guerre était terminée, donc à chaque fois j'avais cent grammes de pain en plus par ration. [Note: J pour junger?]

Mais, pour arriver à s'habiller par exemple, ma mère mettait deux cent grammes de beurre de côté, puis quand elle en avait une livre, elle les donnait pour avoir une paire de chaussures. Et puis on trouvait de la graisse de bœuf pour nous nourrir. Du savon, c'était pareil, on n'en avait pas. Alors mon père tuait des loutres—des bêtes dans l'eau qui ont plein de graisse—et avec cette graisse [et de la lessive] on fabriquait du savon qui brûlait un peu les mains mais cela a marché.

Il y avait aussi—on appelait cela du café—c'était des petits paquets d'orge grillée mais sur le paquet il y avait cinq ou six grains de café. Alors, elle prenait les cinq ou six grains de café et elle les mettait dans un bocal et puis quand elle en avait un peu, elle les donnait pour avoir du tissu, pour avoir des chaussettes ou quelque chose comme ça.

Par la suite, à la ferme, les Allemands ont eu des moutons. A la tonte des moutons, mon père a réussi à mettre de côté des toisons de laine. Ma mère les a lavées, elle a fait fabriqué un rouet, elle filait la laine et moi, je tricotais à côté pour arriver à s'habiller un peu. Les toisons de laine, il a été obligé de les prendre en cachette. Comme cela on avait un de laine pour s'habiller.

Interlocuteur : Et pour se déplacer ?

Mme BACK : Le vélo.

Interlocuteur : Tous les membres de la famille avaient le vélo ?

Mme BACK : Oui, oui. On avait fait faire les vélos pendant la guerre parce qu'on avait une calèche, nous, au Val d'Ornain. C'était une jolie calèche avec des chevaux. Là aussi, ils nous l'ont prise. Et je suis sûre qu'elle est partie en Allemagne celle-là parce que tout ce qui était beau, on l'envoyait là-bas, hein ?

Mais là, on a fait faire pendant la guerre des vélos avec des roues en bois. Il y avait quelqu'un dans le village qui fabriquait des vélos mais avec des roues en bois. Et on se déplaçait comme ça. Sinon, il n'y avait aucun autre moyen de se déplacer.

Interlocuteur: Quel genre de rapports est-ce les Allemands entretenaient avec les commerçants du village ? Dans chaque village il fallait un boulanger, un boucher, etc.

Mme BACK: Oui, ils avaient leur pain. Puisque quelque fois c'était mon père qui était obligé d'aller le chercher pour EICHMEYER et toute la clique-là. Mais tout était contrôlé ; tout était sous le contrôle des Allemands. La farine qui rentrait était contrôlée : ils savaient à peu près combien de pains ils pouvaient fabriquer. Alors, c'était difficile ; on pouvait obtenir de temps en temps un pain. (Mon père pouvait de temps en temps obtenir un pain.) Mais ce n'était pas facile parce qu'on était trop près Allemands. Par exemple, mon beau père me racontait qu'il n'y avait pas d'Allemands chez eux qui étaient implantés, enfin, il y en avait partout, mais implantés dans son village il n'y en avait pas. Alors, là mon beau père arrivait à grapiller à droite et à gauche un peu de farine ou quelque chose [et] il fabriquait du pain lui-même. Nous, on n'aurait pas pu, hein ?

Un jour, on avait un contrôle qui arrivait chez nous—d'allemand—et ils ont commencé à fouiller toute la maison alors qu'on n'avait pas grand'chose. Ils fouillaient partout, ils ont tout retourné partout. Puis à la fin mon père leur a dit « Mais, est-ce que vous allez me dire ce que vous cherchez ».

      —Et bien, vous êtes dénoncés par un Français disant que vous avez de l'alcool chez vous.

      —Quoi ? Ecoute, si tu trouves un verre de vin chez moi tu peux me fusillé parce que je sais que cela n'existe pas. Moi, je suis de la génération des Luxembourgeois qui n'ont pas appris à boire cela.

Effectivement, on n'avait rien. Ils ont été chez le Français et ils l'ont descendu parce qu'il avait fait une fausse dénonciation.

Interlocuteur: Le blé qui rentrait des champs, les fermiers produisaient donc le grain lui-même, ils ont tout nettoyé, tout dévêtu de l'ivraie. etc.

Mme BACK: On ne sait pas où c'est parti ça.

Interlocuteur: Cela passait certainement entre les mains des Allemands avant d'arriver au moulin et du moulin au boulanger.

Mme BACK: Oui, oui, tout était contrôlé. Il y en a un ou deux fermiers que je n'ai pas bien connu—mon père les connaissait bien—qui ont essayé une fois de tuer un cochon parce qu'ils avaient faims. Un cochon, ça crie très fort, hein? Ils ont mis en route la bâteuse à grain pour couvrir les cris du cochon et c'est comme cela qu'ils ont tué le cochon. Il y en un qui a réussit mais l'autre n'a pas réussi. Ils ont eu un contrôle entre temps où ils ont trouvé la viande dans le saloir et il a été fusillé dans son écurie de vaches. Ils abattaient tout de suite, hein, il n'y avait pas de jugement, il n'y avait rien. C'était une ferme au-dessus d'Abainville par là que mon père connaissait dans le temps et, si je me souviens, je crois bien qu'il s'appelait WALTER ce monsieur. Si, je me souviens bien il me semble.

Interlocuteur: Est-ce que tu connaissais ou est-ce que les villageois connaissaient bien les collaborateurs ? Il y en avait dans le village ?

Mme BACK: Ah, ben oui, il y en avait. Et c'était ça le danger.

Interlocuteur: Et ceux-là, avant la guerre, est-ce qu'il y avait raison à supposer qu'ils seraient autrement que les autres ? Tout le monde risquait de devenir collaborateur selon sa résistance ou sa capacité de résister à la tentation ?

Mme BACK: Ceux qui sont devenus des collaborateurs que mon père a connu—parce qu'il m'a raconté tout cela après car à cette époque j'étais trop jeune, mais après il m'a beaucoup parlé de ces choses-là —ceux qui sont devenus des collaborateurs des Allemands l'ont fait par intérêt. C'était l'argent. Parce que les Allemands leur demandaient de leur livrer les Juifs, de livrer ceux qui ne pensaient pas comme eux et quand ils livraient des Juifs, en général—c'est comme à Paris, ça s'est passé de la même façon—ici, c'était des commerçants en bestiaux. Alors, ils leur livraient les Juifs et à ce moment-là—c'est vrai qu'on a connu des paysans qui étaient pauvres avant la guerre et qui étaient fortuné après la guerre. Ils avaient récupéré tout le cheptel des Juifs qui partaient dans les camps de concentration. Il y en avait un ici à Gondrecourt à côté d'Abainville que mon père connaissait bien. Il travaillait avec mon père. Il achetait des chevaux, il achetait des moutons, il achetait des bestiaux à mon père. Je le connaissais bien, j'étais petite mais il venait pratiquement deux fois par semaine. Il s'appelait SALOMON. Il avait beaucoup de biens à Gondrecourt ; il avait un énorme cheptel, il avait des hectares de parc et tout. Et bien, c'est un petit paysan qui a tout eu. Et SALOMON a disparu avec sa famille dans les camps. Il n'est jamais revenu. Donc, les collaborateurs, neuf fois sur dix, c'étaient l'argent. Ils se sont enrichis pendant la guerre pendant que nous et d'autres sont devenus pauvres—on a tout perdu, ceux-là se sont enrichis.

Je me souviens aussi d'une grand-mère, très pauvre. Elle n'avait qu'une seule vache. Elle vivait seule à Abainville et elle n'avait qu'une seule vache. Au lieu de l'aider, les Allemands sont arrivés un jour ; ils lui ont pris sa vache pour la tuer. Elle est venue voir mon père, elle pleurait et disait « Qu'est-ce que je vais devenir ? » Cette vache, c'était son lait, c'était son fromage ; [quand] elle en avait un peu plus, elle le vendait. Cela lui faisait de l'argent. Elle vivait comme ça.

Mon père lui dit « Ne vous inquiétez pas. » Alors là, il s'est fâché. Il a été chez un juif dans un parc. Il a pris une vache et il a été la porter à la grand-mère. Il a dit « Lui ne sera pas plus pauvre, et puis vous, cela peut vous aider. De toute façon, elles vont partir chez les Allemands ».

Elle a caché sa vache pendant toute la guerre. Elle a grapillé de l'herbe—elle ne la sortait plus sa vache !

Interlocuteur: Est-ce que tu as connu des collaborateurs qu'on a condamnés à mort ? Des voisins ? N'as tu pas de noms ?

Mme BACK: Non.

Interlocuteur: Tu n'as pas eu à connaître cela de près ?

Mme BACK: Non. Oui, mon père sûrement, ça c'est sûr que lui en a connu, mais mon père a risqué sa vie avec le maquis, encore quelque temps après la guerre. Quand les Américains étaient là, il y en avait encore qui recherchait mon père pour le fusiller—si bien que la gendarmerie a mis mon père en protection à Ecrouves. Il est resté trois mois là, à Ecrouves dans une caserne. Il avait sa petite chambre et tout là. Et puis la gendarmerie a mis les choses au point avec ceux qui . . . en disant s'il arrive quoi que ce soit, ça se passerait mal pour vous. Même encore après la guerre on était en danger. Après cela s'est tassé, ça s'est passé, [mais] mon père est tombé malade et il ne s'est jamais remis—jamais de cette guerre. Il a encore vécu longtemps, mais malade, hein ?

Interlocuteur: Alors, parles-moi de la servante.

Mme BACK: Celle qui m'a cassé mon doigt ? Ben, c'était une jeune fille qui avait été élevée par sa grand-mère. En fait, je ne sais pas si elle a connu ses parents mais moi, je ne les ai pas connus. Je l'ai toujours vue avec son frère—elle et son frère vivaient chez leur grand-mère à Abainville. Mes parents l'ont employée pour le ménage, pour s'occuper un peu de moi aussi et puis elle s'occupait des volailles.

Interlocuteur: Les poulaillers et tout ça.

Mme BACK: Oui, voilà. Elle aimait beaucoup se promener en barque, mais à un certain endroit dans la propriété, il y avait onze mètres de profondeur et mon père lui avait interdit. Pour faire de la barque, et bien, elle s'est servi de moi. Quand j'allais avec elle, elle disait à mon père que c'était moi qui avait envie d'y aller. Moi, je me faisais disputer mais je n'y étais pour rien. Un jour, je me suis défendue. Il y avait un arbre à côté ; je ne sais pas comment elle a fait, mais elle m'a attrapé le doigt et elle m'a cassé le doigt. Et de cela, j'ai gardé le souvenir toute ma vie.
La bonne au bras d'un soldat allemand
Le destin de la servante des THILL leur est inconnu. Voici une photo prise durant l'occupation.

Et puis, elle a commencé apparemment à fréquenter les Allemands. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre les Allemands et elle, mais enfin, d'après la photo . . . à mon avis, il s'est passé quelque chose, mais je me demande si elle n'a pas été tondue après la guerre parce qu'on ne l'a plus revue, elle a disparu. Elle a disparu—même nous, après quand on a. . . j'ai eu l'occasion après la guerre de retourner là dans la propriété. Je ne sais pas ce que mon père en a fait, mais comme il n'avait plus du tout de cheptel—plus rien—il ne pouvait plus prendre en charge l'entretient d'une propriété comme ça.

Interlocuteur: Dix-huit hectares. . .

Mme BACK: Voilà, c'est ça—oui, il en avait plus. Il en avait vingt cinq. Il en avait encore à l'extérieur. Et je sais qu'on y allait une fois après la guerre et pendant que mes parents parlaient en bas avec des personnes qui les accompagnaient, moi, je suis monté dans les étages de la maison et sur une fenêtre, il y avait un baton de nougat que les Allemands avaient dû laisser. J'ai pris le baton de nougat et j'ai commencé à le manger et je suis redescendue. J'ai dit « Regardez ! J'ai trouvé du nougat. » Ma mère était affolée, elle me dit « Ne mange pas ça ! Ils l'ont peut-être empoisonné ! » Apparemment, il n'a pas été empoisonné puisque je suis encore là. Mais elle était affolée tout de suite. Et cela c'est la dernière fois que j'ai mis les pieds dans cette maison ou même dans la propriété.

Je ne sais pas ce qui s'est passé après parce que mon père avait un frère qui était avec lui là, son frère aîné qui est mort dans cette propriété en abattant un arbre. Il a été écrasé par l'arbre. C'était en. . . oh là, je ne me souviens plus exactement quand c'était.

Interlocuteur: Fin des 40, début des 50 ?

Mme BACK: Peut-être, oui. Et ce frère avait fait beaucoup de dettes. C'était un homme difficile. Il est donc revenu là et il y avait des arbres à abattre en bordure de route de Gondrecourt, mais qui étaient très près de la ligne de haute tension, la ligne électrique. Des spécialistes sont venus et personne n'a accepté de les abattre. C'était trop dangereux parce qu'il y avait toutes les chances pour que l'arbre tombe sur lui-même. Il était dans une pente avec la ligne de haute tension qui passait à côté. Et comme ce frère aîné de mon père était un casse-cou, il a dit « Ben, moi je vais y aller. » Mon père lui a dit « Non. Tu n'es pas spécialiste. Ces spécialistes le refusent. » Je me souviens encore quand mon père le lui a dit. Il a été quand-même avec un monsieur PETIT. D'un seul coup ce monsieur PETIT est arrivé —j'étais là—il a dit « Venez vite, venez vite. Votre frère est enterré sous l'arbre. »

L'arbre a tourné et s'est abattu sur lui. Il avait voulu qu'il tombe dans le sens inverse pensant qu'il allait tombé là, puis l'arbre a tourné et il est tombé sur lui. Il avait de multiple fractures et quand je l'ai vu arrivé j'ai eu de la peine, j'ai pleuré parce que la veille au soir j'étais assis sur ses genoux et il me faisait des cocottes en papier. J'avais encore les cocottes en papier. Et il est mort à l'hôpital de Commercy. Et ce frère-là, justement, moi, je pense que mon père a dû lui payer une partie de ses dettes après la guerre. J'ai un vague souvenir de cela.

Interlocuteur: Donc, après la guerre, vous avez quitté Voids-Vacon ?

Mme BACK: Oui, oh oui, très vite. On a été à la Neuville où mon père a racheté des moutons et là on avait à nouveau beaucoup de moutons.

Interlocuteur: Vous êtes-vous installés à Neuville surtout pour des raisons économiques ou parce qu'il fallait quitter l'ancien voisinage où certaines personnes pensaient encore que ton père était collabo ?

Mme BACK: Non, après non, personne ne pensait plus qu'il l'était.

Interlocuteur: C'était fini cette histoire-là ?

Mme BACK: Oui, c'était fini parce que les choses se sont sues après. Tout s'est su, tout s'est dévoilé petit-à-petit.

Interlocuteur: Donc, il y avait une occasion économique particulièrement intéressante à Neuville. . .

Mme BACK: Oui, voilà. Là on a repris une maison. Il a racheté des moutons—pas autant qu'avant, mais on n'avait pas autant de terrain non plus. Et puis il a acheté des vaches, on avait des chevaux. Et de là après on a pris quelque chose qui était plus grand à Vaux-la-Grande près de Ligny-en-Barrois. On est retourné un peu aux sources puisque je suis née à Ligny-en-Barrois. Puis, c'est là que mon père est tombé très très malade et c'est là que je me suis mariée à Vaux-la-Grande.

Mais, mon oncle, c'est pareil, il avait risqué sa vie aussi, celui qui s'était mis avec [mon père] —Henri—dans la Résistance, c'était un casse-cou aussi celui-là et son problème à lui, c'est que. . . Mon père savait se taire : il écoutait, mais il ne répondait jamais. Il pensait ce qu'il voulait, il disait comme il voulait après, mais c'est un homme qui était plutôt calme et il écoutait beaucoup plus qu'il ne parlait tandis que mon oncle, lui, quand un Allemand lui disait quelque chose et bien, il lui disait ce qu'il pensait. Un jour—on a cru qu'on le reverrait plus—il se trouvait à la gare de Bar-le-Duc, il rentrait de son travail, mon oncle Henri. Il avait toujours des Allemands sur les quais avec le fusil. Mon oncle ne passait jamais en-dessous (des chemins à rails), il passait toujours sur les quais ce qu'il n'avait pas le droit de faire. Un Allemand d'un seul coup dit « Halt ! » puis lui dit « Vous n'avez pas le droit de passer là. » Lui, se retourne puis dit « Quoi ? Moi je passerai encore là sur les quais que vous serez depuis très longtemps de l'autre côté du Rhin ! » Ils l'ont choppé—ça c'était mon oncle—tous les deux et ils l'ont emmené à la kommandantur. Alors son collègue nous a tout de suite avertis—je ne sais pas comment—il a dit « Je ne crois pas qu'on ne le reverra plus cette fois-ci. Ça y est, il a été trop loin. » A la kommandantur, [on lui demande] « Tu viens d'où, toi ? »

      —Alsace.

      —Oh !

Alors, évidemment : grand, blond, les yeux très bleus, c'était le type arien pur.

Interlocuteur: (Bien qu'il soit Luxembourgeois—

Mme BACK: —Non, lui, c'était le frère à ma mère.)

      —Qu'est-ce vous faites ici ? Pourquoi est-ce vous n'êtes pas dans l'armée allemande.

      —Je ne serai jamais dans l'armée allemande, mais jamais ! Je suis alsacien.

      Alors, il a commencé à discuter. . .

      —Pourquoi est-ce que vous avez dit cela ?

      —Je suis dans mon pays. Si c'était l'inverse, comment vous feriez, vous ?

Carrément, il disait ce qu'il pensait. Puis, d'un seul coup, le Boche en a eu tellement marre, il se lève et il dit « Bon. Allez, sortez ! » Puis il y en avait un—de faction—près de la porte. Quand mon oncle est descendu, il lui a envoyé un grand coup de pied dans le derrière à mon oncle—tellement il était fâché celui qui était près de la porte. Un grand coup de pied dans le derrière !—rentré le soir à la maison, il a dit « Ce coup de pied-là, ils vont me le payer, hein? » Il a continué dans la Résistance. Heureusement qu'ils ne le sachent pas ; ils n'avaient aucun doute, aucun soupçon sinon, il ne resortait plus. Et ça c'était Henri ! Combien de fois qu'on lui a dit « Mais ferme donc ta bouche ! » Mais non !
On a des petites anecdotes comme ça qui reviennent.

Interlocuteur: En as-tu noté d'autres ?

Mme BACK: Ben, il y a ma tante qui est morte—celle que je disait qui a été mitraillée par les Italiens quand mon père a fait demi-tour sur la route. Elle a eu son bébé. Quelque temps après—elle a perdu tellement de sang et on n'avait pas les moyens de la soigner. On aurait pu la sauver mais dans les hôpitaux, il n'y avait pas ce qu'il fallait ; il n'y avait rien. Les médecins étaient très rares. Quelque fois on trouvait un médecin de l'armée qui se trouvait là. Elle est donc décédée et c'est nous qui avons élevé le bébé jusqu'à ce que mon oncle Henri se soit remarié. Donc, bien des années après. C'était Pierrot, lui.
La place de la mairie d'Abainville
Voici, sur la place du village, son monument aux tombés d'Abainville.

Bon, ben, la guerre c'est quoi ? C'est la faim, c'est la misère, c'est des horreurs, des crimes, des meurtres, c'est ça une guerre. On met des années à se relever—quand on se relève parce qu'il y en a qui ne se relève jamais. Il faut le savoir.
- Fin -

La France et le département de la Meuse
La Meuse en Lorraine est une région riche en agriculture. Les communes d'Abainville et Gondrecourt se trouvent au sud du département.

Nom de lieux
Sur la carte de France divisée en départements, la Meuse tire son nom de la rivière qui la traverse pour se jeter dans la Mer du nord au niveau de la Hollande. Elle est indiquée en noire. C'est le cœur de la Lorraine, région donnée par Lothaire I à son fils Lothaire II après la division de l'empire de Charlemagne qui résulta en la formation de trois royaumes : la France régi par Pépin, l'Allemagne régi par Louis et la Lotharingie. Cette région reste désormais contestée par ses puissants voisins. D'abord contrôlée surtout par l'Allemagne de 925 à 1300, elle passe entre les mains de Louis XV de son beau-père Stanislas. Suite à l'échec de 1870, la France perdra la Lorraine jusqu'à l'armistice de 1918. Beaucoup de villages lorrains ont un nom allemand et les habitants de ces villages nés avant 1914 portent souvent un nom de lieu en allemand sur leur extrait de naissance. Les récits racontés dans cet entretien se déroulent dans la Meuse.
Abainville-Gondrecourt dans la Meuse
(Carte reproduite et modifiée sans la permission de Michelin)

Abainville et Gondrecourt sont indiqués par l'ovale bleue sur la carte.
Amanty se trouve sur la D966 près de Domrémy au sud-est d'Abainville.
Voids-Vacon est sur la N4 au nord-est d'Abainville.
Ligny-en-Barrois se trouve aussi sur la N4 mais au nord-ouest d'Abainville.
Bar-le-Duc, préfecture de la Meuse, se trouve au nord-ouest de Ligny.
Ecrouves, qui est dans les environs de Toul, ne se trouve pas indiqué sur la carte.
Pagny-la-blanche-côte, où habite la famille BACK de nos jours, se trouve à peu près à l'endroit qu'occupe le premier u de Vaucouleurs, au nord-est d'Abainville.